Peinture 162 × 127 cm
« Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient […]. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. »
Cet épisode d’une nuit de janvier 1979, souvent relaté par Pierre Soulages, est à l’origine d’une peinture que l’artiste qualifiera quelques mois plus tard d’« outrenoir », une peinture dont la technique et le traitement ouvrent un nouveau « champ mental » au-delà du noir, qui recouvre l’intégralité de la surface de la toile. Au sein de la matière picturale, la variété des textures, lisses ou striées, induit une perception plurielle de la lumière.
Figurant dans la grande rétrospective dédiée à l’artiste en 1979 au musée national d’Art moderne, Peinture 162 × 127 cm, 14 avril 1979 correspond au premier véritable « outrenoir » de l’artiste – la toile originelle dont il est fait le récit n’ayant pas été conservée. Seule émerge du noir la signature du peintre, qui, après ce tableau, disparaîtra définitivement de l’avers de la toile. Dans la partie supérieure de l’œuvre, une bande horizontale, au traitement lisse, crée une rupture par rapport au reste de la surface, dont les stries produisent des reflets multiples.
Comme l’indiquait le peintre au sujet de cette toile dans un entretien avec Pierre Encrevé en 1996, « le noir unique cesse d’être un unique noir et toute l’œuvre est fondée sur la façon dont le noir échappe à la monochromie noire ».