Femmes d’Alger dans leur intérieur
Avec l’achat en 1849 de ce chef-d’œuvre présenté au Salon de la même année, Bruyas fortifia sa réputation et gagna une stature nouvelle. On ne connaît pas exactement les circonstances qui poussèrent Delacroix à s’emparer à nouveau de ce thème qui avait fait sensation lors du Salon de 1834 avec la célèbre toile aujourd’hui conservée au musée du Louvre. L’artiste, frustré dans son désir d’observation des femmes musulmanes, put enfin, lors du voyage de retour du Maroc, en juin 1832, pénétrer à l’intérieur du harem de l’ancien raïs du dey d’Alger. Le peintre se montre fasciné par la beauté des femmes et la richesse du décor et, comme le rapporte un témoin, aurait déclaré : « C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! La femme dans le gynécée s’occupant de ses enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je la comprends ! » De cette visite, Delacroix rapporta un abondant matériel de dessins et d’aquarelles dont il se servit pour l’exécution des deux versions.
Le tableau acquis par Bruyas, de format plus réduit, conserve le même nombre de figures mais en accentue l’effet théâtral grâce à la servante à droite, à contre-jour, qui soulève un lourd rideau laissant passer la lumière venant de la droite. Delacroix simplifie le décor et rééquilibre la scène qui apparaît plus statique et classique. Avec le recul du temps, l’artiste offre une évocation sublimée par le rêve de la scène vue une quinzaine d’années auparavant.
Une lumière chaude et irréelle nimbe les êtres et les objets d’un délicat sfumato à la manière de Corrège, comme le nota Bruyas. Les femmes, peu différenciées, semblent plongées dans une sorte de torpeur méditative et, ainsi que l’écrivit Baudelaire dans son Salon de 1846 à propos de la première version : « Ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, […] nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. »